Le nucléaire en Inde, un monde à part ?


Si l’Inde, que l’on surnomme à juste titre sous-continent, peut sembler un monde à part aux touristes de passage ou même aux expatriés chevronnés, il en va de même de son programme nucléaire, qui possède des caractéristiques uniques. Cet article tente de vous en décrire les principales caractéristiques et de mettre en lumière ses enjeux majeurs.


L’électricité en Inde

La situation électrique en Inde est relativement unique, même pour un pays encore sur la voie du développement. Si on a coutume de dire que la croissance de la Chine suit celle de ses infrastructures, celle de l’Inde la précède largement. Le parc et le réseau électriques indiens n’échappent pas à ce constat. La puissance électrique totale installée en Inde fin 2009 est d’environ 180 GWe (contre environs 110 GWe pour la France, 15 fois moins peuplée), mais la demande actuelle voudrait qu’un parc installé d’au moins 220 GWe soit disponible pour la satisfaire pleinement, et encore ne tient-on pas compte de la demande supplémentaire qui serait exprimée si l’offre était là. Autre particularité, les 180 GWe incluent 30 GWe de centrales dites « captives ». En effet, de nombreux industriels décident de construire leurs propres usines électriques (souvent au charbon) pour pallier les manques du réseau électrique. Les particuliers ou les commerces utilisent quant à eux des groupes électrogènes (diesel) ou des inverters pour stocker l’électricité. Les statistiques officielles indiquent que 45% des familles indiennes n’ont pas accès à l’électricité. Les 55% autres n’ont pas pour autant accès à l’électricité « 24/7 ». Même les ménages les plus aisés subissent des coupures d’électricité programmées de 4 à 12 heures par jour, tous les jours de l’année, et ce dans quasiment toute l’Inde.


Le nucléaire représente une part très faible du mix électrique, avec 4.5 GWe de puissance installée en 2010. Cette situation est le résultat d’une volonté politique ininterrompue, mais handicapée par l’embargo subi par le pays entre 1974 et 2008.


Historique et politique nucléaire indienne

L’histoire nucléaire civile débute en Inde au moment de l’Indépendance (en 1947) avec Homi J. Bhabha, scientifique de renom et père du nucléaire indien. Il persuada le premier ministre Nehru de lancer un programme électronucléaire ambitieux, appelé « three-stage program». Le constat fait par Bhabha était que l’Inde n’est pas dotée de ressources naturelles en uranium mais au contraire renferme dans son sol les réserves de thorium parmi les plus importantes au monde. La stratégie indienne fut affirmée très tôt, dès les années 50 : aller vers des réacteurs fonctionnant au thorium (troisième et ultime étape). La première étape consistant à développer un parc de réacteurs à eau lourde (utilisant l’uranium naturel), et la deuxième à développer des réacteurs à neutrons rapides qui permettraient de produire les quantités de plutonium nécessaire à initier le cycle thorium (le thorium est en effet fertile et non fissile et requiert d’avoir constitué un stock préalable de matière fissile pour enclencher ce cycle). Si ce programme se développa de manière très satisfaisante dans les années 50 et 60, avec la mise en service progressive de réacteurs à eau bouillante et à eau lourde basés sur des technologies américaine et canadienne, ainsi qu’une coopération poussée avec la France sur la filière à neutrons rapides, toute l’aide internationale fut stoppée en 1974, suite à l’essai d’un explosif nucléaire mené par l’Inde, qui, dès l’origine, a refusé d’adhérer au Traité de non Prolifération, jugé discriminatoire à son égard par rapport à la Chine. Ceci obligea le pays à développer sa filière nucléaire à partir des années 70 en comptant sur ses seules ressources internes, autant scientifiques qu’industrielles, à l’exception de l’alimentation en uranium enrichi des réacteurs de Tarapur et de la fourniture de pastilles d’uranium naturel par la France, le tout sous contrôle international de l’AIEA, et surtout de la signature par l’URSS- qui a su jouer habilement avec les règles du NSG –,en 1988, d’un contrat de fourniture de deux réacteurs VVER 1000 actuellement en cours d’achèvement à Kudankulam (Tamil Nadu).


Cet isolement retarda fortement le développement d’un parc de réacteurs de puissance, notamment à cause de la faible production d’uranium domestique. Mais le résultat de ces décennies de développement isolé et d’une politique volontariste est que l’Inde maîtrise maintenant l’ensemble des chaînons du cycle nucléaire : mines d’uranium (dans le Jharkhand) et traitement du minerai, métallurgie du zirconium, fabrication du combustible (à Hyderabad), fabrication de l’eau lourde (six usines), construction et exploitation de réacteurs (avec maintenant 19 réacteurs officiellement connectés au réseau), traitement du combustible usé (trois centres à Kalpakkam, Trombay, et Tarapur), conditionnement des déchets ultimes, utilisation du combustible retraité (quelques essais de combustibles MOX).


Ce panorama, s’il semble relativement complet, amène quelques commentaires :


L’Inde enregistre cependant de beaux succès, en particulier dans la production d’eau lourde, dont elle est devenue exportatrice (entre autre vers le Canada et les Etats-Unis). Egalement, elle est un des seuls pays au monde à avoir maintenu un programme de réacteurs à neutrons rapides et construit actuellement à Kalpakkam le PFBR, un rapide d’une puissance de 500 MWe, dont la mise en service pourrait survenir en 2013.


Enfin, une des caractéristiques essentielles de la politique nucléaire indienne est une adhésion forte et indiscutable à la politique du « cycle fermé ». La filière traitement-recyclage est un must pour le futur développement du parc et ne souffre d’aucune remise en cause.


2008, l’année de l’ouverture

Le cycle et l’administration nucléaire civile constituent un monde à part en Inde : l’ensemble des installations du cycle sont gérées par des entités du DAE, le Department of Atomic Energy, dont le chairman répond directement au premier ministre indien. Au contraire de la quasi-totalité des ministères indiens, le DAE n’a pas son siège à Delhi mais à Bombay, particularité qu’il partage toutefois avec l’ISRO (administration spatiale) à Bangalore. Cela lui confère une certaine autonomie dans son mode de prise de décision et, dit-on, une certaine indépendance vis-à-vis des lourdeurs de la bureaucratie de la capitale. De fait, l’ensemble du parc de PHWR est exploité par NPCIL – Nuclear Power Corporation of India Limited, une des PSU (Public Sector Undertakings, équivalent de nos EPIC) au sein du DAE. NPCIL a également la charge de négocier l’achat de centrales étrangères, et en sera l’opérateur. Ce statut lui est conféré par la loi indienne, l’Atomic Energy Act, que certains voudraient voir amendé pour autoriser le secteur privé à investir dans la génération d’électricité nucléaire (au-delà d’une participation minoritaire cependant permise). Mais le gouvernement indien n’a pas l’intention d’ouvrir ce secteur jugé stratégique et le cycle nucléaire reste encore entièrement l’apanage du secteur public (les équipementiers pouvant en revanche être du secteur privé).

La situation de l’Inde, détentrice de l’arme nucléaire, l’exclut du Traité de Non Prolifération, sauf pour ce pays à désarmer, ce qui est stratégiquement inenvisageable compte tenu de sa politique de dissuasion nucléaire. Ce pays s’est par ailleurs montré exemplaire en matière de non prolifération de son savoir faire et de ses matières nucléaires, et peut jouer un rôle important en ce domaine sur la scène internationale. A partir de 2005, les Etats-Unis, suivis par la France et la Grande Bretagne, ont entamé des négociations reconnaissant cet état de fait et visant à débloquer la situation.


2008 voit la situation largement évoluer. Cette année est marquée par la conclusion en août d’un accord de garanties entre l’Inde et l’AIEA et par la décision du NSG (groupe des quarante pays fournisseurs nucléaires), début septembre, d’ouvrir le commerce nucléaire civil avec l’Inde. Cette décision a permis la signature par l’Inde de plusieurs accords bilatéraux de coopération dans les applications civiles de l’énergie nucléaire, le premier avec la France fin septembre 2008, puis avec les Etats-Unis en décembre 2008 et la Russie en janvier 2009. Ces accords bilatéraux donnent accès à l’Inde à la technologie civile étrangère, en particulier européenne et américaine. L’Inde n’est plus depuis la fin 2008 un monde à part du marché nucléaire mondial. Et par ailleurs ce pays bénéficie d’un privilège unique, puisque son statut de puissance nucléaire militaire est reconnu de fait par la communauté internationale.


Dans ce cadre, l’industrie russe, déjà bien implantée avec la construction de deux VVER a poussé ses pions en concluant des contrats importants de fourniture de matière première (pastilles d’UO2 enrichi pour Tarapur et d’UO2 naturel pour les réacteurs à eau lourde) et surtout en signant en mars 2010 un accord envisageant la construction de 4 réacteurs supplémentaires à Kudankulam et 4 autres à Haripur dans le West Bengal. Les vendeurs étrangers ne sont pas en reste et ont signé en 2009 des « memorandums of understanding » avec NPICL visant la construction de réacteurs à eau légère : AREVA en février, GE Hitachi en mars, Westinghouse en mai et KEPCO en août. Le canadien AECL a par ailleurs manifesté son intérêt pour le programme eau lourde.


AREVA aura été le premier occidental à signer un contrat commercial avec l’Inde (fin décembre 2008), portant sur la fourniture au DAE de 300 tonnes d’uranium naturel destiné à alimenter les réacteurs indiens déjà soumis aux garanties de l’AIEA. En juillet 2009, AREVA remet à NPCIL une offre technique et commerciale portant sur la fourniture de deux à six réacteurs EPR et du combustible associé. Ce contrat est en cours de discussion et fait d’AREVA le fournisseur occidental de loin le plus avancé pour la fourniture de réacteurs de nouvelle génération. Ces réacteurs de grande puissance (1600 MWe chacun) permettront de réduire la fracture énergétique indienne tout en assurant un développement nouveau de l’industrie locale. Le programme de localisation envisagée porte sur la construction, mais également sur la fourniture d’équipements clés de la centrale. Si l’industrie indienne avait déjà la capacité de fournir et construire un certain nombre de pièces pour le programme Indien, l’EPR offre l’occasion d’un changement d’échelle, la taille du réacteur et les technologies employée différant grandement de celles des PHWR domestiques.


L’EPR indien, dont les avancées technologiques et en matière de sûreté correspondent aux besoins exprimés par nos interlocuteurs indiens, doit permettre de répondre à la délicate équation électrique indienne, à savoir un accès massif à l’électricité tout en assurant un coût abordable pour des populations disposant de moyens limités mais dont le développement dépend justement de la fourniture fiable en courant électrique. Homi Bhabha avait il y a longtemps de cela résumé cette situation en déclarant « No power is costlier than No Power ». Cette sentence reste d’actualité en 2010. Et la filière nucléaire française peut contribuer à façonner le nouveau visage paysage énergétique indien.


Patrick Teyssier


(Voir la carte des sites nucléaires indiens)