Fukushima point d’étape (5 avril 2011)
Depuis le 14 mars, date de mise en ligne de la précédente information, sur la catastrophe qui a frappé le Japon les efforts (exploitants, pompiers, militaires et agents des services publics) se poursuivent activement dans un contexte rendu extrêmement difficile :
- région avoisinante dévastée par le séisme et le tsunami, moyens de secours extérieurs rendus indisponibles pendant les premiers jours ayant suivi la catastrophe, évacuation des habitants dans un rayon de 20 km et confinement dans un rayon de 30 km ;
- pendant une dizaine de jours pas d’électricité sur le site, quelques jours de plus pour que celle-ci arrive aux salles de contrôle mais beaucoup de vérifications restent nécessaires avant que les équipements soient réalimentés, ce qui dépend de leur état et de celui des circuits électriques ;
- pas d’eau douce sur le site pendant une quinzaine de jours, avant l’arrivée d’une barge venant de Tokyo et son arrimage au droit de la centrale, d’où le recours direct à l’eau de mer
- pour alimenter, après addition de bore, les cœurs de réacteurs au moyen d’un camion pompe, et
- pour asperger, de l’extérieur au moyen de pompes de très grande puissance placées très loin en contrebas, les piscines afin de les refroidir et de noyer le combustible ;
- relâchement, presque direct, dans l’atmosphère des gaz pour éviter la mise en surpression et l’explosion des enceintes de pression et maintenir, autant que possible, l’intégrité des confinements des 3 réacteurs mis automatiquement à l’arrêt au moment du séisme d’où :
- explosions d’hydrogène avec dégâts aux planchers supérieurs de service et au hall de manutention, et destruction des toitures,
- rejets atmosphériques radioactifs intermittents, volontaires mais répétés,
- contamination significative de surfaces importantes à l’intérieur des bâtiments, sur le site même et dans la région,
- et un nuage (panache) décelé quelques jours plus tard dans tout l’hémisphère nord malgré l’extrême dilution.
- risque radiologique croissant pour les intervenants en raison de la contamination due aux relâchements de gaz et au noyage d’une large partie des installations, d’où pour les opérateurs des temps d’intervention très limités et soigneusement contrôlés notamment dans les salles de contrôle.
La situation s’améliore lentement :
l’électricité et l’eau ainsi que de nombreux équipements spéciaux sont disponibles sur site;
des experts étrangers sont maintenant associés (NRC, ASN, General Electric, AREVA, etc) ;
le risque d’explosion des enceintes a très vraisemblablement disparu, toutes ces dernières étant maintenant correctement alimentées en eau ;
les rejets atmosphériques ont été largement réduits, mais ne disparaitront pas tant que les piscines ne seront pas toutes correctement refroidies et recouvertes (trois sont à l’air libre dont l’une est très fortement chargée en combustible fraichement déchargé du cœur n°4) ;
les retombées hors du site et les contaminations qui en découlent diminuent, ce qui facilite le travail en réduisant l’exposition au rayonnement ;
à l’opposé, des rejets liquides directs dans l’océan se développent. Relativement faibles et rapidement dispersés dans les premières semaines, la croissance spectaculaire des volumes en cause – on parle aujourd’hui de quelques 10 000 m3 – ne doit pas impressionner car les activités volumiques sont très faibles ; ces solutions ont pour origine principale le noyage des prises d’eau des condenseurs, des caniveaux et des conduites des turbines. Ces rejets persisteront encore pendant plusieurs semaines ;
la reprise, en vue de traitement, d’importants volumes d’eaux contaminées de diverses origines ne fait que commencer. Il s’agit là d’un enjeu important pour permettre le nettoyage des surfaces et permettre aux intervenants une meilleure accessibilité aux locaux et des conditions de travail plus faciles qu’aujourd’hui ;
les traces de contamination plutonium décelées en quelques points du site sont très faibles et peu différentes de celles détectées ailleurs dans la région (traces des essais militaires russes et américains dans l’atmosphère) ; par ailleurs, si l’origine de ces traces était à rechercher dans des fuites de combustibles, cela serait vraisemblablement dû, selon l’ASN, au lessivage des gaines de tous les combustibles et pas spécifiquement au combustible MOX lui-même fourni par AREVA ;
les effets du panache sensibles localement (jusqu’à 70 km), très peu perceptibles au-delà, devraient rester en France tout à fait négligeables, hors évènement nouveau ;
la communication fait en revanche assez peu de progrès, d’où le langage prudent utilisé ici.
Quoiqu’il en soit, les travaux délicats sur le site prendront encore du temps, sans doute des années, mais le difficile traitement des urgences fera progressivement place à un travail long et fastidieux.
Dans la région, les choses seront difficiles à gérer en raison de leur dimension sociale : le nombre de personnes concernées dépendra des doses observées et de l’étendue des zones en cause, ce qui ne peut pas encore être précisé; l’ordre de grandeur déjà évoqué est d’environ 100.000 personnes qui pourraient devoir être déplacées durablement et dont la vie et le cadre de vie seront bouleversés, en raison notamment du fait que l’agriculture, voyant ses débouchés condamnés, sera sensiblement compromise. On peut du reste se demander pourquoi le Japon a adopté une norme d’exposition du public au rayonnement beaucoup plus faible que tous les pays industriels, sans aucun avantage sanitaire réel, avec pour inconvénient d’augmenter considérablement, sans doute d’un facteur 2, le nombre de personnes et l’étendue des zones à gérer.
Au plan sanitaire, il ne faut pas craindre de conséquences très importantes, les expositions au rayonnement des populations locales étant extrêmement faibles compte tenu des mesures prises. Le développement de maladies dues au stress et au traumatisme est cependant probable. Pour ce qui est des intervenants, sauf évènement nouveau, le risque au plan médical reste à un niveau faible. Cela tient à la gestion très rigoureuse des interventions. Les quelques 500 intervenants qui se relèvent sur le site ne sont donc pas des kamikazes ou des liquidateurs comme à Tchernobyl, ce qui n’enlève rien à leur bravoure et à leur courage. Il faut cependant espérer que l’exploitant puisse à l’avenir s’appuyer sur un plus grand nombre d’intervenants. Les trois décès enregistrés à ce jour sont intervenus au moment même du séisme par suite de chute ou d’écrasement.
La presse et les opposants au nucléaire ont largement évoqué tous ces sujets au cours des dernières semaines ; faisant assaut de catastrophisme, s’intéressant parfois plus à l’aspect nucléaire de la catastrophe qu’aux victimes du tsunami qui se comptent au total en centaines de milliers (morts, disparus ou survivants confondus).
Loin de nous l’idée de minimiser la catastrophe nucléaire proprement dite et ses aspects tragiques pour toute une région…mais pourquoi faudrait-il, avant toute analyse objective des causes de la catastrophe et avant tout retour d’expérience sérieux, crier haro sur le nucléaire, réclamer l’arrêt immédiat de tous les programmes, ou écouter les états d’âmes de gens n’ayant pas même fait l’effort de comprendre ce qu’il en est et les enjeux… ? C’est pourtant ce qu’on observe dans notre pays.
Le Japon n’est ni l’Union Soviétique, ni l’Ukraine de jadis, nous ne sommes plus à l’époque de Tchernobyl (1986), aussi, d’ores et déjà, les critiques commencent à se faire jour, même au Japon, à l’encontre du gouvernement, des autorités et de l’électricien.
Des critiques très graves sont émises qui ne surprennent guère ceux qui ont eu l’occasion de travailler au Japon dans ces différents cercles: arrogance et irresponsabilité des élites technocrates, négligence voire incompétence de certaines autorités souvent aux ordres des politiques et des grands industriels, arrogance d’un exploitant toujours prêt à donner des leçons en dépit de comportements souvent critiqués à juste raison, et peu enclin à accepter les avis, et moins encore les conseils, venant de l’étranger.
Sans chercher le moins du monde à polémiquer ou à jouer les justiciers, il est en effet permis de s’interroger :
- pourquoi le site a-t-il été conçu en tenant compte d’un tsunami d’ampleur insuffisante alors que le pays est très exposé à de tels risques; n-y-a-t-il pas lieu de parler de faillite des autorités comme certains le soutiennent ?
- pourquoi n’a-t-il pas été prévu que le site ait à faire face à un ilotage prolongé ?
- pourquoi, sur le réacteur n°1, les batteries de secours ont-elles tenu moins d’une heure après le tsunami, laissant dès lors le réacteur à lui-même et l’exploitant totalement désarmé?
- pourquoi aucun des réacteurs du site n’a, semble-t-il, pas été aménagé pour tenir compte de l’expérience de l’accident de Three Mile Island (TMI USA Harrisburg) qui remonte à mars 1979 ?
- pourquoi l’exploitant n’a-t-il pas pu se préoccuper à temps du refroidissement de la piscine du réacteur n°4 alors que celle-ci était la plus chargée ? Mauvais choix de priorités ?
- pourquoi l’exploitant n’était-il pas préparé à une catastrophe de cette ampleur alors qu’il cherchait à maintenir en service des réacteurs anciens et dont la conception, remontant à 50 ans, était reconnue comme dépassée ? En revanche, les pouvoirs publics, pourtant débordés par un cataclysme d’exceptionnelle ampleur, ont su rapidement et efficacement évacuer la population la plus exposée.
- pourquoi la communication japonaise, à tous les niveaux, est-elle aussi décevante ?
- pourquoi WANO, World Association of Nuclear Operators, l’association créée en 1989 au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl dont le slogan est « Safety First » et où les Japonais ont toujours été bien représentés n’a-t-elle pas mis en garde contre les criantes disparités existant entre certains d’entre eux ? Complaisance, confiance aveugle entre amis d’un club ?
- pourquoi les différences d’appréciation sont-elles aussi marquées entre le Japon d’une part et les Etats-Unis et la France d’autre part, en ce qui concerne le classement de l’évènement dans l’échelle INES ? Niveau 4 puis 5 pour le premier, niveau 5 puis au moins 6 pour les autres. Différence de culture ou de culture de sûreté ? Différence d’approche sur la transparence ?
- etc
Enfin on peut aussi s’interroger sur le silence de certains responsables français, muets sur le sujet et laissant à Nicolas Sarkozy le soin de défendre, seul, le nucléaire en général et le nucléaire français en particulier. Certes il serait malséant qu’un industriel vienne fanfaronner sur un sujet aussi grave et dramatique, mais il serait peut-être rassurant pour le citoyen de savoir que les réacteurs EDF sont dotés de trois dispositifs essentiels dont n’étaient pas pourvus les réacteurs de Fukushima :
ils sont tous équipés d’une turbine passive. Fonctionnant sans aucun apport extérieur d’énergie et sans aucune intervention humaine, cette turbine est destinée à évacuer une très grande partie de la puissance résiduelle du combustible à la mise à l’arrêt du réacteur. Elle permet d’éviter la détérioration du cœur, détérioration qui s’est produite à Fukushima, entrainant la production d’hydrogène dans les 3 réacteurs les plus touchés;
ils sont équipés de recombineurs d’hydrogène c'est-à-dire de dispositifs conçus pour réaliser la recombinaison de l'hydrogène, grâce à un catalyseur, afin de reconstituer de l'eau avec l'oxygène ambiant et maintenir la concentration en hydrogène à un niveau suffisamment faible pour éviter tout risque d’explosion d’hydrogène et les surpressions associées. De telles explosions ont été observées dans les bâtiments des 3 réacteurs touchés de Fukushima;
enfin ils sont tous équipés de filtres à sable capables de piéger une large partie de la radioactivité qui s’échapperait des enceintes de confinement au cas où le confinement viendrait à perdre son intégrité.
A l’évidence tous ces sujets, même en l’absence de chiffres, sont trop techniques pour être expliqués directement à un public souvent sceptique. Il existe cependant en France suffisamment de journalistes compétents pour évoquer ces questions et éclairer le public, encore faudrait-il les informer au préalable.
Maintenant commence le temps du retour d’expérience. En France, au plan européen, aux Etats-Unis, en Angleterre, à l’AIEA, etc…Toutes les autorités et les exploitants vont se livrer à des audits, des réexamens, des réflexions sur des règles universelles…espérons qu’elles n’oublieront pas que les risques auxquelles les installations sont exposées ne sont pas partout les mêmes et que les contraintes locales doivent aussi être prises en compte.
D’ores et déjà l’autorité de sûreté nucléaire française (ASN) a indiqué les principales pistes sur lesquelles elle envisageait de travailler :
- réévaluation du risque sismique, sujet de discussion sans fin entre experts, et du risque d’inondation;
- le cumul des risques survenant simultanément au cours d’un même évènement ;
- la perte d’alimentation électrique et de source de refroidissement ;
- le confinement des piscines d’entreposage du combustible usé ;
- la gestion de crise, point sur lequel l’ASN travaille depuis longtemps et sur laquelle elle est très en pointe par rapport à ses homologues.
Ne sont a priori pas considérés, car sans rapport à la catastrophe de Fukushima, le risque terroriste et de chute d’avion.
Ces examens porteront sur tous les réacteurs en service et bien entendu sur l’EPR. Espérons que cela n’ira pas jusqu’à un moratoire sur la construction de ce dernier.
Bernard Lenail