Après le tsunami japonais, le tsunami allemand (14 juin 2011)

Les internautes familiers de ce site ne comprendraient sans doute pas que nous n’abordions pas ici l’abandon du nucléaire par l’Allemagne, un évènement à la fois prévisible et surprenant.

En effet ceux qui suivent l’évolution allemande dans le domaine nucléaire depuis une quarantaine d’années ne sont, en rien, surpris par la tournure des évènements au cours des six derniers mois : l’abandon intervient après un long déclin (abandon du retraitement à Karlsruhe, abandon de la filière rapide à Kalkaar puis de la filière HTR, arrêt de toute R&D, abandon du retraitement à Wakersdorf, arrêt du projet de stockage final à Gorleben, désengagement de Siemens, loi Schröder d’abandon progressif du nucléaire de 2002, la quantité d'énergie pouvant être produite par chaque centrale étant fixée dans la loi.

Cette longue liste montre à quel point, en Allemagne, l’hostilité générale au nucléaire était loin de faiblir année après année et, à quel point, un pays riche et industriel peut se permettre de gaspiller ses ressources et désespérer les spécialistes d’une industrie de pointe comme l’industrie nucléaire. Le sursaut d’octobre 2010 (prolongation d'activité de 14 ans des centrales les plus récentes et de 8 ans pour celles construites avant 1980), en suscitant un regain d’activité des mouvements anti-nucléaires, n’aura donc conduit qu’à une brève éclaircie.

La décision du gouvernement de ces derniers jours est à l’évidence justifiée par les craintes suscitées dans le public par l’accident de Fukushima consécutif au tsunami du 11 mars 2011 et, pour ce qui est des cercles gouvernementaux, bien plus encore par la répétition d’échecs électoraux et la crainte d’être écartés durablement du pouvoir par une coalition dominée par le parti Vert, crainte bien antérieure au 11 mars.

Néanmoins les bons connaisseurs de l’Allemagne sont doublement surpris par la violence de la volte-face après un éphémère ballon d’oxygène et par l’absence totale de concertation avec les voisins, amis et partenaires européens.

Pour un esprit cartésien et raisonnable, il est difficile de comprendre la logique allemande :

Comment le développement de l’énergie éolienne off-shore dans le nord du pays pourrait-il suppléer, avant des années, l’arrêt brutal d’une énergie non carbonée, sans recourir dans l’intervalle aux énergies carbonées d’où l’envol inéluctable dans les années à venir de l’émission des gaz à effet de serre déjà très élevée (par exemple chaque allemand émet par an près de 10t de CO2 dû à la consommation d’énergie contre 6t pour un français, autre exemple, encore plus frappant, l’Allemagne produit 427 kg de CO2/kWh d’électricité produite contre 90 kg en France) ? Qui connait ces chiffres en France ?

Comment l’interconnexion en Europe pourra-t-elle continuer à fonctionner sans désordre et sans risque de black-out en Allemagne même, mais aussi dans les pays voisins alors que, sans concertation et sans préavis, l’Allemagne a déjà arrêté en mars dernier des centrales représentant une puissance comprise entre 6,5 et 8,5 GWe ? et va arrêter des centrales, à hauteur, en moyenne de 1,3GWe par an de 2015 à 2021 avec un bouquet final de 4,2 GWe en 2022 ? Incidemment nous souhaitons exprimer notre sympathie aux électriciens allemands qui depuis des années investissent pour entretenir leurs centrales, payent une taxe spéciale sur le combustible nucléaire et vont devoir commencer à démanteler, avant l’heure, des outils de production très efficaces.

Comment en substituant une énergie chère (gaz, lignite ou éolienne) à la production économique des centrales nucléaires l’Allemagne pourrait-elle éviter une augmentation significative du prix de l’électricité et par contrecoup du marché européen, c'est-à-dire avec une incidence inévitable en France ? On comprend pourquoi l’industrie allemande, qui supporte déjà un prix supérieur de plus de 30% à ce qu’il est en France, s’inquiète d’une réduction de la compétitivité allemande venant impacter la croissance et pourquoi, à Bruxelles, les responsables du climat comprennent que les objectifs de l’Europe de 2020 ne seront certainement pas atteints : si le tsunami japonais a ravi les verts, le tsunami allemand ne réjouit pas les défenseurs du climat, certains de voir les émissions de CO2 allemandes augmenter durablement.

Pourquoi, en convenant un compromis historique avec l’opposition, le gouvernement fédéral n’a-t-il pas cherché à débloquer, simultanément, le programme Gorleben ou toute autre solution pour permettre enfin de travailler sérieusement sur le stockage final des déchets et du combustible usé, sujet incontournable, au point mort depuis une quinzaine d’années ?

L’Allemagne va donc voir croitre sa dépendance au gaz russe et l’Europe voir s’éloigner toute perspective d’émergence d’une politique énergétique commune.

Comment les citoyens allemands, amoureux de la nature, peuvent-ils admettre, en applaudissant, l’ouverture sur leur sol de mines de lignite qui vont dévaster de vastes paysages et conduire à déplacer des populations importantes comme le fait aujourd’hui le Japon à Fukushima ?

Sur un plan plus politique les belges, les suédois ont marqué leur désaccord avec la position allemande; les anglais déterminés à poursuivre leur renaissance nucléaire sont restés silencieux ; mais on peut craindre une Influence négative du prétendu ‘modèle’ allemand sur la Suisse, l’Italie ou l’Espagne, et à plus long terme sur la Belgique ou les Pays-Bas. La politique allemande pas plus que l’accident japonais n’auront de conséquences sérieuses en Russie, en Inde, aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Finlande ou en Suède et dans beaucoup d’autres pays, y compris en Europe, de moindre importance ? Le Japon, lui-même, a annoncé qu’il révisait ses plans mais sans abandonner la production nucléaire.

La position française dans sa défense du nucléaire et de l’indépendance énergétique se trouve à l’évidence affaiblie, la contestation du nucléaire se trouve considérablement renforcée (notamment pour les sites proches des frontières Fessenheim, Bugey ou Cattenom) et le programme nucléaire a fait irruption dans la campagne présidentielle.

Face au défi allemand, la chancelière ayant déclaré Nous sommes la 1ère grande nation industrielle à prendre le virage vers les énergies renouvelables quelle attitude convient-il d’adopter ? S’agit il bien, du reste, d’un défi et pas plutôt d’un pari, d’une fuite en avant après l’échec d’une politique ?

L’Allemagne et la France ont pris des options complètement opposées avec des résultats très favorables à la France comme l’ont illustré les quelques chiffres mentionnés ci-dessus…on serait donc tenté de dire dans ces conditions : eh bien soit, travaillons en parallèle, chacun de notre coté, pendant quelques années… puis que le meilleur gagne, rendez-vous en 2020 (date clé du plan climat de l’Europe) ou 2022 (arrêt de la dernière centrale nucléaire allemande) …pari certes risqué étant donné l’habituelle propension française pour la mode ambiante, surtout celle venant de l’étranger, sans avoir même conscience de ses propres atouts…mais pari qui mériterait d’être fait !



Bernard Lenail